samedi 9 février 2019

TERRITOIRE NEUTRE

Il ne fallait jamais arrêter un entraînement. Au grand jamais. Mais cette fois, je voulus à tout prix obtenir des réponses à mes questions, malgré la sévérité agressive de notre professeur. Aussi je m’avançai vers Monsieur T, qui, rempli de sueur, profita de ma venue pour poser les gants. Les autres avaient arrêté leurs mouvements de boxe et s’étaient mis à courir dans le gymnase, dessinant un rectangle bruyant et frénétique autour de nos deux silhouettes esquintées, qui ne nous voyait pas, qui nous laissait en dedans, sans dire mot.
Alors je pus enfin demander à Monsieur T si ce que j’avais entendu était vrai : son père aurait été un calmar géant.
Visiblement, le sujet n’était pas des plus délicats. Je le sentis aux grimaces bienveillantes mais forcées que me faisait mon ami, qui semblait avoir dû se livrer aux mêmes explications un million de fois. Mais, avec un sourire gêné, et dans la fatigue de sa voix, je le compris et crus son explication : bien que le doute subsistât, son père n’avait rien d’un céphalopode.
La course d’endurance de nos camarades s’était arrêtée, et nous allions reprendre l’entraînement, alors que notre professeur n’avait pas remarqué que nous nous étions, tous deux, tenus à l’écart de l’exercice. C’est à ce moment-là que je remarquai le début d’une inquiétante tonsure à l’arrière de mon crâne. De quoi remplir mon encrier de sang.


Plus tard, j’avais rejoint un groupe d’amis dans un minuscule village en Espagne. Monsieur W y vivait depuis quelque temps, et menait une existence de parfait expatrié hautain et méprisant. Il avait, selon ses dires, appris le castillan très rapidement, peu après son installation. Mais lorsqu’il m’amena dans cette épicerie située au cœur de la vieille ville, j’eus des doutes amusés.
« Una sonrisa… », demandait, moqueur, le taulier de la boutique.
Un sourire, réclamait-il. Monsieur W était fermé à faire peur. Aussi, mon ami s’empressa de chercher un stylo pour signer un document que l’épicier avait dans ses mains et ne lui avait pas tendu.
« Una sonrisa… », recommença-t-il avec un rire encore plus provoquant.
Mais Monsieur W ne comprenait pas, et restait persuadé, dans son bilinguisme fulgurant, qu’il lui fallait signer quelque chose, ce qui contribua à l’agacer.
Derrière nous, les gens perdaient patience et la file d’attente commença à se mouvoir en quelques bousculades. Lorsqu’un vieux moustachu, ayant compris que nous n’étions pas du coin, nous demanda si nous faisions partie des « gilets jaunes » ; il rajouta qu’il était solidaire du mouvement, et que c’était grâce à nous que le pays pourrait survivre. Sans même que nous lui ayons répondu pour confirmer ses soupçons.
Le patron nous fit descendre par une trappe vers ce pourquoi nous étions venus : l’atelier en sous-sol, anormalement lumineux, avait des allures d’infini gymnase au parquet clair, disposé comme une arène de basket. À quelques mètres de l’échelle par laquelle nous étions arrivés, le taulier nous sortit un étrange tableau enveloppé dans un drap : il représentait une sorte d’ogre rose, au visage difforme, presque porcin. L’œuvre, bien que perturbante, m’intéressait : mais ce n’était pas à moi d’en faire l’acquisition…


Car j’avais déjà quelques histoires à régler. De vieilles querelles avec Monsieur V. Ce jour-là, j’arpentais les rues pavées et grisâtres du centre historique en repensant au traditionnel repas de fin d’année que nous avions fait quelques jours auparavant, avec mes collègues de travail, dans cette même ville, presque dans le même secteur. Monsieur V et moi, avec notre troupe habituelle de joyeux amis, avions convenu de passer la soirée dans une salle des fêtes dans laquelle il était possible de s’entretuer. Et ce de manière organisée, encadrée, sans doute conviviale, en somme.
Nous arrivâmes tous ensemble à la nuit tombée, sillonnant un vieux chemin escarpé et entouré de fiers buissons d’un vert vif. Le sentier n’était plus éclairé que par l’ironie de la Lune, qui paraissait nous guider, hilare. Puis, nous aperçûmes l’endroit en question : la salle des fêtes n’était qu’un vaste entrepôt semi-désaffecté, sur deux étages, d’une superficie étonnante. Je vis de la lumière au-dessus de nous : une partie avait déjà commencé.
En réalité, je le compris instantanément lorsque je reconnus Monsieur C, un ami à Elle, apparaître à la fenêtre pour savoir qui nous étions. À en juger par les bruits de détonation et de mitraille à l’intérieur, je me dis que la soirée battait son plein à coup sûr. Monsieur C semblait tellement pris au jeu collectif qu’il fit mine de nous envoyer une grenade au visage, avant de se rétracter, mais nous commençâmes aussitôt à nous disperser. Peut-être valait-il mieux.


Je décidai d’entrer dans la salle par le rez-de-chaussée. C’était le même atelier que celui dans lequel j’avais vu le tableau de l’ogre. Le même parquet. Le même vide autour de moi.
Alors je commençai à m’entraîner, seul, en vue d’une compétition de quelque discipline que ce fût. Il y avait des cages d’un bout à l’autre du gymnase. Et là, de toute mes forces, et de toute ma superbe, je mis deux buts extraordinaires.

dimanche 16 septembre 2018

JE ME TUE À VOUS DIRE QUE JE SUIS VIVANT


Je m’étais toujours senti mal en montagne. Je veux dire, comme apeuré par une présence invisible, troublé par quelque chose que j’aurais été incapable de nommer ou de décrire. Je ne sais qui du silence ou du vide me provoquait le plus d’angoisses : cette sensation d’isolement, cette impression que ma seule présence dérangeait une quiétude plusieurs fois millénaire entre les titans de calcaire qui ne m’avaient jamais souhaité la bienvenue, tout ce malaise, je le connaissais bien depuis l’enfance. Et c’était bien pire la nuit, et ça virait presque à la terreur lorsque je me demandais si les sommets n’étaient pas vivants. C’était ce que je racontais à Monsieur M et Mademoiselle C, intrigués par mon récit et aussi silencieux que la roche, à mesure que nous nous approchions du hameau.


Mes parents avaient une maison à la montagne. Dans l’obscurité, le chalet d’une quinzaine de mètres carrés, de plain-pied, était identique à celui que j’avais toujours connu : la blancheur de son bois dénotait quelque peu dans la nuit profonde, et même s’il gisait toujours au même endroit, surplombant une petite bosse de pierres anthracites, il semblait être rénové. Avec mes deux amis, nous n’entrâmes pas à l’intérieur, car je savais que la petite maison était entièrement vide, simplement meublée de vieux souvenirs. Moi, je restais là à contempler la solitude de ces quatre murs au beau milieu de la gorge béante de la vallée. À quelques milliers de mètres au-dessus de nous, se tenait le Mont dont j’avais oublié le nom, assoupi, si noir que même le ciel nocturne peinait à le recouvrir. Je luttais pour ne pas sentir mon sang se glacer devant mes deux compagnons, aussi je tournai le dos au monstre de roche en m’appuyant nonchalamment sur la barrière en bois qui entourait la maison. Celle-ci se prolongeait contre les parois naturelles des immenses cailloux qui nous entouraient, formant une rampe qui indiquait le chemin jusqu’à la station, plusieurs mètres plus bas. Ne pouvant plus supporter l’isolation de cet endroit, j’invitai Monsieur M et Mademoiselle C à descendre, en esquissant un furtif au revoir à la maison de mes parents en touchant la fenêtre du regard.
Dans la descente en escaliers naturels, nous croisâmes des membres d’une tribu indigène qui vivait dans cette vallée. Ils étaient un petit groupe, presque entièrement nus, uniquement vêtus de pagnes en peaux d’animaux, et arborant chacun un masque distinctif : une tête de tigre, une gueule de démon grimaçant, un casque d’ossements… Mais comme il est de coutume en montagne, nous nous saluâmes tous, mes amis, eux et moi, d’un bonsoir chaleureux et poli.


Il y avait bien longtemps que je n’étais plus retourné dans cette station de sports d’hiver. Le temps avait fait son affaire, à cet endroit : à l’intérieur de la galerie commerciale, j’essayai de me remémorer le chemin qui menait à la salle de jeux dans laquelle j’aimais me rendre, seul, quand j’étais enfant. J’y avais perdu tellement de temps et tant d’argent. Mais je m’y sentais bien, dans les entrailles de ce village artificiel abandonné dans les méandres des montagnes.
Ce jour-là, l’accueil de la galerie ressemblait à un hall de gare apocalyptique. Tous les bureaux et guichets étaient pris d’assaut par une armée de personnes désorientées, allant et venant dans tous les sens et leur contraire. Des familles, des enfants, des skieurs, des gens pressés. Le bruit des haut-parleurs à informations inutiles, couplé au tumulte strident des valises à roulettes qui parcouraient la salle blanche, provoquaient une cacophonie impressionnante et maladive.
Monsieur M, Mademoiselle C et moi-même devions nous dépêcher pour récupérer nos forfaits pour le weekend. Nous avions décidé de participer à un programme d’enseignement du ski alpin à des enfants, qui garantissait, en contrepartie, un pass libre pour la journée. Nous nous étions dit que cette idée était parfaite pour économiser le prix exorbitant de billets donnant le droit d’aller découvrir les pistes blanches.


Au beau milieu de ce vacarme, il n’était pas facile de savoir, à trois, ce que nous avions à payer. Mais à un moment, je remarquai une énorme horloge au centre de la pièce : elle indiquait 4 heures du matin. Comment avions-nous pu perdre autant de temps ? Mes deux amis n’y croyaient pas une seconde : pour eux, l’horloge ne marchait pas et affichait de pures chimères. Il n’y avait pas d’autre explication.
Pourtant, j’eus rapidement l’idée de regarder la date en-dessous de l’immense cadran, et là, je compris notre erreur : ce dimanche-là, nous étions passés à l’heure d’été. Et si l’horloge indiquait 4 heures, dans nos cerveaux, nous étions restés à 3 heures du matin.
Ça ne faisait pas une grande différence sur notre programme, mais nous ne comprenions pas comment nous avions pu à ce point oublier le temps qui passait sous nos yeux. Peut-être était-ce lorsque nous étions arrivés à la maison de mes parents ? Tout semblait accéléré. Le problème, c’était le réveil matinal, quelques heures après, pour aller donner la leçon de ski. Avec à peine trois heures de sommeil, nous n’aurions jamais pu être en forme devant ces hordes d’enfants hyperactifs qui trépignaient déjà d’impatience, depuis l’hiver précédent, à l’idée d’aller chausser leurs skis de sept lieues pour découvrir la montagne.
Alors, nous décidâmes, avec Monsieur M et Mademoiselle C, d’abandonner ce qui était pourtant un beau projet d’une journée. Plus qu’autre chose, ce qui nous hantait, c’était l’idée de ne pas avoir su à quel moment exact le calendrier nous ôtait soixante minutes de nos agendas et de nos existences.
Penaud, je sortis de la galerie et scrutai le Mont, au loin. De là, il paraissait encore plus majestueux et plus obscur, alors que paradoxalement, seule son échine se déchirait de la nuit, la Lune laissant deviner une gigantesque silhouette rocailleuse noire dans le noir de la nuit. En m’engouffrant dans un télésiège, je me demandai si la montagne aussi avait laissé s’échapper cette heure qui n’avait jamais existé, sans pour autant s’en rendre compte.


Quelque temps après, ouvrant difficilement les yeux, je me réveillai à l’hôpital. J’ignorais ce que je faisais là. La salle était d’un blanc sordide qui me brûlait la rétine, et je vis se tenir debout face à moi mon médecin, le docteur H. Il avait un sourire carnassier et méprisant que je ne lui connaissais pas. Et alors qu’il me tirait du lit de ses yeux sadiques, je sentis sa blouse se coller à moi et ses bras m’empoigner, et me forcer à faire des mouvements d’ostéopathie en m’allongeant sur le dos, puis me remontant brusquement jusqu’à son visage, mécaniquement, sa main derrière ma nuque, profitant de mon incapacité à bouger, et me répétant, comme à un enfant à qui l’on chante une berceuse funèbre avant de l’étrangler, que j’étais responsable de ce qui m’arrivait, entièrement responsable, que j’avais bien cherché mes problèmes de gorge, de pharyngite, ou de ce que je voulais. C’était entièrement de ma faute si je crachais du sang.

lundi 16 octobre 2017

IL N'Y A PAS DE MAL À MÂCHER SES MAUX


Dans un mouvement étrange et illogique, il était là, à enregistrer une vidéo mal cadrée avec l’idée qu’elle serait géniale. Monsieur E était devenu papa récemment, pour autant, il éprouvait encore du plaisir à filmer sa belle chienne au poil ras sur une voiture de police, comme si elle faisait partie d’une brigade, avec casque et lunettes de Soleil à la clé. Je me demandais s’il ne considérait pas cet animal comme sa propre progéniture, pour le mettre en scène de la sorte.


Puis je suis sorti de mes pensées. Devant moi, tous mes étudiants me regardaient, l’air interloqué et vaguement amusé, surgir de mes réflexions inutiles, assis à mon bureau. Il était surélevé par une estrade qui rendait la salle intimiste, encore plus froide et grisâtre. Je pense que j’étais drôle ce jour-là, car tout le monde riait en classe, particulièrement les deux êtres du couple homo british que j’appréciais particulièrement. Avec le sourire, je me suis alors levé pour inscrire les consignes d’un exercice de rédaction sur le tableau noir. Peut-être que j’ai mis beaucoup trop de temps, car aussitôt le dos tourné, j’ai remarqué que mes étudiants avaient tous quitté la classe, à ma surprise : ils avaient pris l’exercice pour un devoir à la maison, et semblaient bien heureux de pouvoir déserter le cours vingt minutes avant la fin.
« Mais, ce n’est pas terminé, les gars… ».
J’ai donc décidé de me précipiter dans la rue pour faire revenir mes élèves. Au loin, j’ai vu Monsieur B et son sourire hollywoodien en train de discuter avec des anciennes connaissances du lycée, dont l’Allemand Monsieur T. Ça faisait bizarre, cette proximité d’un étudiant avec des personnes que j’avais connues, moi, longtemps auparavant. Et malgré son aspect radieux, plein de nonchalance et de mauvaise foi, Monsieur B m’a expliqué qu’il devait partir de toute façon, et qu’il n’aurait pas pu assister à la fin du cours. Je ne le croyais pas mais il insistait, et me confirmait qu’il allait faire sérieusement la rédaction que j’avais donnée. Et en prenant congé de lui, sans regarder derrière moi, j’ai trébuché sur une station iPod abandonnée sur la plage, enfouie dans le sable à quelques mètres d’une mer que je n’avais jamais remarquée. Et, le cul entre les dunes, j’ai lancé :
« À la semaine prochaine ! ».


Quelque temps plus tard, je me suis rendu à l’administration, au -2. Le secrétariat en sous-sol semblait, comme toujours, rongé par une humidité intolérable, qui n’attaquait pourtant pas le vert pomme des murs le long des larges couloirs. Il y avait beaucoup trop de lumière dans cet endroit sous terre.
C’est là que ma secrétaire m’a appris que je devais aller à Paris au début du mois de janvier, afin de remplacer un certain Monsieur G : ce professeur que je ne connaissais pas avait modifié tout le calendrier pour pouvoir profiter au mieux des fêtes de fin d’année, et un roulement s’imposait : je devais prendre sa place à Paris, pour une quinzaine de jours. Je n’aimais pas du tout cette nouvelle, même si je pouvais rajouter un nouveau Sciences-Po à mon C.V : je restais là, immobile, devant mon interlocutrice, comme pris au piège et ne pouvant rien faire d’autre que de constater que certains de mes élèves, passant par-là, me regardaient avec insistance à travers les fenêtres du bureau, sans que je ne sache ce que leurs yeux signifiaient à cet instant précis.


Maman était venue me chercher après ça. J’avais proposé à l’une de mes collègues, une fausse blonde pulpeuse qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à la copine de mon meilleur ami, de rentrer avec nous en voiture. Je ne savais pas bien pourquoi j’avais fait ça, car je n’appréciais guère cette femme enfantine, niaise et probablement hypocrite ; toujours est-il qu’elle avait accepté.
On était repartis du sous-sol, et avec la voiture de Maman, nous sillonnions les falaises qui amenaient aux monts les plus impressionnants des alentours. Dans la carlingue comme au-dehors, régnait le silence le plus total, mis à part le doux vacarme du bolide de ma mère. Nous montions progressivement, faisant des lacets de route vers les hauteurs, quand ma collègue a demandé à ma mère, au centre le plus exact de la banquette arrière :
« Tu te repères aux montagnes ?, avec une pointe d’impolitesse infantile soulignée par le fait qu’elle tutoyait hâtivement.
- Non, je me repère aux tunnels », a fait ma mère très simplement.
En effet, il y avait de longues constructions qu’on appellerait humaines, proches de sommets. On pouvait les apercevoir plusieurs de kilomètres à l’avance, enjamber des vallées ou tenter de réconcilier les montagnes entre elles. À ma droite, creusés dans le granit, s’annonçaient petit à petit de grands appartements dont les terrasses colorées surplombaient la route, la vallée, les montagnes, l’univers et nous-mêmes. On aurait pu venir, à travers la fenêtre de la voiture, faucher le repas de quelqu’un, bras tendus.
Sur mon siège, je me passais les doigts entre les dents, avec insistance, pour en extirper quelque chose de coincé. Je songeais à mon déjeuner : peut-être du persil ? Rapidement, j’ai sorti de mes molaires supérieures une énorme feuille de bananier carrée, intacte et d’un vert extraordinairement vif. Je voulais la montrer à ma mère, fièrement, mais bientôt je voyais le bout du tunnel, la route devenir un rail de grand huit, et la voiture s’engouffrer machinalement dans l’obscurité d’une mine.


Nous étions arrivés chez nous, et ma collègue était partie depuis un moment. Maman et moi, on a alors discuté un certain temps, à la lueur d’une lampe à pétrole dans cette caverne aménagée. En réalité, je ne l’écoutais qu’à moitié, et pensais à autre chose. Elle m’a proposé de m’accompagner à Paris : j’ai refusé. Mais on aurait pu rester ensemble, et visiter la ville, en profiter pour passer du temps elle et moi. Mais non. J’avais peur du froid, et j’ai commencé à penser à tous les frais que ce remplacement allait provoquer.
Puis je me suis levé pour faire quelque chose à manger. Des œufs brouillés. Et ma mère m’a dit, en désignant la poêle dont je m’étais emparé :
« Tu sais que c’est meilleur quand on rajoute de l’huile d’olive ? ».
Bizarrement, je connaissais déjà parfaitement cette technique. Depuis peu.

dimanche 11 juin 2017

ET JE SUIS CONVAINCU QUE TU VIENS DE MARS

Ça n’allait pas du tout. Rien n’était cohérent, et ma patience commençait à atteindre ses limites. Cette chorale improvisée, à laquelle j’avais pris part, s’approchait dangereusement du n’importe quoi. Nous étions tous en groupe, sur les blocs de béton qui faisaient office de rempart à la mer, paisible ce jour-là. Plusieurs gros cubes avaient été installés là, et j’ignorais à quelle époque ; je les avais toujours vus à cet endroit, et ils faisaient partie intégrante du décor. Comme une armée, nous formions un semblant de troupe, ou bien d’escadron, tous avec un t-shirt du même bleu, plus clair que le ciel de cet après-midi-là, plus foncé que les eaux près desquelles nous chantions. J’étais le seul qui portait une couleur différente, et ce fut probablement ce qui expliqua mon attitude. Alors que nous tentions vainement d’accorder une bonne vingtaine de voix sur un morceau d’un groupe de Worcester dont le nom évoque un aubergiste, je décidai de prendre les choses en main, excédé par la lenteur de mes camarades. Alors, je m’emparai d’une guitare, et me mis à proposer, devant mon assistance, radieux, l’une de mes chansons préférées. J’avais quelque peu la pression, car parmi nous, se tenaient quelques fins connaisseurs, voire même des encyclopédies vivantes du punk et du post-hardcore, comme ce bon vieux Monsieur N, pourtant si discret et timide. Mais il ne fallait pas le décevoir. J’entamai, donc, face à tout le monde, et tournant le dos au rythme marin derrière moi, ces quelques paroles, rapidement reprises en chœur par le groupe, avec une certaine euphorie :
« Si je posais ma main sur ton ventre… », fis-je.
Ou sur ton estomac, je ne savais plus exactement, qu’importait, après tout, car les paroles ne venaient dans la même langue. Je continuai, et me rendis compte que même ceux qui étaient restés adossés au mini-van toute la journée, participèrent avec sourire et entrain :
« Ramène-moi à la maison, ramène-moi à la maison, ramène-moi à la maison… Et garde un œil sur la route ; sur la route, sur la route, sur la route… ».
Le final fut presque excellent. L’émotion palpable, le cœur à vif. Bref, tout alla beaucoup mieux à partir de cet instant. Et pendant ce temps, les vagues.


En rentrant, je croisai mon père non-loin de chez lui, dans ce vieux quartier en contrebas des sept collines. J’échangeai quelques mots avec lui, des banalités, le temps de fumer une cigarette. À quelques mètres de là, je vis un enfant d’une dizaine d’années dans une montée à sens unique, celle qui conduisait chez le garagiste du coin. Le gamin envoyait des pierres au loin, face à lui, presque dans le vide. Comme s’il cherchait à atteindre avec rage un ennemi qui était physiquement absent. Avec mon père, nous regardâmes la scène, interpelés : mais lui, ne semblait pas aussi étonné que moi. Drôle de truc, pensai-je. Le gosse répétait le mouvement machinalement, et à l’infini, tel un lanceur de poids antique catapulté en pleine intifada. D’après mon père, le garçon était musulman : peut-être l’avait-il déjà aperçu dans le voisinage. Puis soudainement, ce ne furent plus des pierres que jetait ce gamin, mais des cocktails Molotov. En gardant le même appui, la même position, la même détermination. Dès que j’eus terminé ma cigarette, je la propulsai plus loin sur le trottoir, d’un claquement de doigts et en regardant la fumée s’échapper, lorsque mon père m’apostropha :
« Tu ne devrais pas faire ça », me dit-il.
Je pensai qu’il faisait allusion à mon relatif tabagisme, ou bien au manque de civilité que représentait l’acte honteux de balancer un mégot par terre. 
« Non, tu ne devrais pas provoquer ce petit, m’expliqua-t-il. Jeter une cigarette en croix est un symbole chrétien. Sait-on jamais… ».


Il est vrai que les gamins de la ville avaient adopté de bien étranges occupations, à ce moment-là. Leur dernière trouvaille était un curieux tour de passe-passe qui leur était permis par l’aménagement des espaces souterrains et des différents réseaux de tuyauterie de la commune. Le jeu consistait à se déplacer d’une salle de bain à une autre, ailleurs, quelque part dans un autre bâtiment en ville, en se faisant aspirer par les tréfonds d’une baignoire. Magique.
Moi, avec mon âme d’enfant, je voulus naturellement essayer. Et je profitai d’être de passage dans le coin pour tenter l’expérience, après avoir loué un appartement à flanc de montagne avec Mademoiselle S.A. Cette folle m’avait gentiment relégué sur le canapé pour l’occasion ; ainsi, c’était le moment ou jamais. 
J’explorais timidement les quelques pièces du logement. Il avait la particularité d’être collé à la paroi d’une montagne, si bien que depuis le balcon, en tendant les bras, on pouvait toucher le rocailleux mur minéral, et être ébahi par sa hauteur. Contrairement au reste de l’appartement, lumineux et moderne, la salle de bain n’était pas des plus accueillantes : son carrelage était craquelé, fissuré, laissant en liberté quelques gros morceaux tranchants sur le sol. Quant à la baignoire, elle paraissait poisseuse, et semblait avoir échappé à tout produit d’entretien pendant une éternité. Elle était de forme ovale, faite d’une résine jaunâtre. La plomberie fonctionnait encore, cependant. Aussi, je me fis couler un bain, et rapidement, une eau noire comme de l’encre de Chine vint remplir le récipient laissé à l’abandon. La lumière ne pénétrait plus dans le bouillon, et ainsi je m’y introduisis, lentement, en commençant par les pieds, rien de fantastique, puis je m’installai progressivement jusqu’à pouvoir l’occuper entièrement et disparaître sous sa surface, couché et recroquevillé, espérant pouvoir me retrouver barbotant dans une autre baignoire, chez un voisin, à l’étage du dessus, dans une maison en face de l’immeuble ou bien dans un appartement inconnu de l’autre côté de la ville.


En réalité, nous découvrîmes plus tard que toute la commune avait été construite sur un fleuve tapissé par l’urbanisme le plus féroce. D’immenses dédales de tuyaux, encore inexplorés, traversaient les sous-sols des rues et des bâtiments, formant d’innombrables galeries aquatiques souterraines qui pouvaient amener d’un point à un autre, sans véritable notion de temps ni de distance. Le torrent, dont le bruit infernal et la vitesse avaient toujours échappé aux habitants, fonctionnait étroitement avec la montagne bossue qui culminait à quelques mètres de là. Si de nombreuses villes ont, durant l’histoire, souvent été fondées sur l’importance d’un fleuve, rares sont celles qui ont pu occulter, par l’activité humaine, leurs entrailles pendant des siècles.

dimanche 21 mai 2017

ALTASTINA


Ça m'avait pris comme ça, du jour au lendemain, et pas n'importe lequel : le soir de mon mariage. J'étais là, chez ma vieille nonna, dans le couloir qui menait à la chambre de mon grand-père. De lui, il ne restait d'ordinaire qu'un lit, celui dans lequel sa lente agonie avait élu domicile. Or, l'on avait entièrement vidé la pièce, de sorte qu'elle puisse accueillir les quelques personnes conviées à la noce. Par la porte entrouverte je pouvais les voir : ces formes, tout de noir vêtues, imprécises et sombres, absorbaient en silence les rayons incendiaires du Soleil qui entraient dans la pièce. C'était un soir d'été et il faisait encore jour dehors. Puissamment. Il y avait une quiétude de mort en ce lieu, pesante, chaude et spirituelle. Parmi la dizaine de convives, je distinguais quelques femmes qui portaient le foulard. Et qui attendaient, patiemment. Peut-être même se recueillaient-elles ; je l'ignorais. La chambre n'était plus qu'une immense bougie dont la flamme aurait fini par se stabiliser. Un brasier.
Moi, je bouillonnais. J'avais un grand sourire d'enfant au coin des lèvres, une euphorie profonde qui me parcourait les veines et une douce mélodie dans le creux de ma tête. La chanson au son de laquelle j'allais épouser une Capulet. Petite étoile... Oui, je cherchais cette petite étoile. Je me l'étais bien ancrée dans la cage qui me servait de crâne pour la fredonner à l'infini. Petite étoile... Puis l'astre scintilla de tous les feux possibles dans ma tête : il était sur le disque qui portait mon nom et celui de ma bien-aimée, et que j'avais laissé dans la portière de ma voiture.


Le cœur battant et suivant toujours la voix enchanteresse, je quittai à toute allure la maison de ma grand-mère, ne me préoccupant guère du vacarme que je produisais en dévalant l'escalier comme un gamin qui s'apprêterait à revoir sa mère alors qu'il la croyait disparue. Petite étoile... Il fallait que je vienne te chercher dans le parking, au rez-de-chaussée. Et ce fut à cet instant précis, en claquant la porte, que je m'envolai.
Je ne fus même pas surpris, simplement conforté dans mon bonheur du moment. Je lévitais, et ma chemise bleu marine à fleurs multicolores me servait d'ailes improvisées. Je tentai de garder cet étrange équilibre, dans cette rue où soufflait un vent relativement calme. Petite étoile... Je vais venir te chercher. Tout d'abord, je me mis à l'horizontale, formant une parallèle parfaite avec le trottoir, et me laissai guider, la tête et les bras en avant. J'avançai, à quelques mètres au-dessus du sol, sans que je ne puisse comprendre comment ni pourquoi.


Le problème, ce fut que j'y pris goût. Très rapidement. Après avoir quitté la ville par les cieux, et laissé derrière moi l'union sacrée qui devait avoir lieu, j'avais décidé d'aller plus loin encore, d'aller voir ailleurs. J'atteignais des paliers de plus en plus hauts, et laissai bientôt la baie azur à plusieurs mètres au-dessous de mon ventre en lévitation.
J'avais décidé de traverser la mer océane. De passer de l'autre côté de la flaque. Sauf que je ne savais pas à quel point elle était vaste : j'avais déjà fait le saut, plusieurs fois dans ma vie, mais jamais par la seule force de mon corps et de mon âme réunis, encore revigorés par ce don incroyable que je venais d'acquérir sans plus d'explications. Cette flaque d'eau, certains l'avaient déclarée infinie et infranchissable, et je ne faisais que peu confiance aux géographes. Je voulais en avoir le cœur net, et poursuivais ma sublime ascension à l'horizontale. J'avais tout prévu : au moment de l'adieu, j'avais eu la présence d'esprit d'emporter avec moi un énorme parachute, lequel pouvait, selon les circonstances, avoir plusieurs utilités très différentes, et parfois vitales.


Voilà comment j'étais parti, donc. Et j'ignore à quelle allure. Je sais juste que je me félicite d'avoir pensé au parachute de survie, car c'est grâce à lui que je peux me remémorer tout ça, maintenant. Durant mon voyage vers l'autre côté, à la nuit tombée et peut-être à mi-chemin, je ne sais pas, j'ai senti un violent besoin de repos. La fatigue m'avait envahi et j'avais peur de ne plus pouvoir voler, et de plonger subitement au fin fond des ténèbres maritimes. Alors j'ai décroché ce gigantesque parachute de mon sac à dos, l'ai déplié tout en descendant vers les flots, lentement. Et je l'ai disposé avec la partie dure et bombée vers le haut, comme la coque d'un bateau, laissant ses innombrables tentacules blancs de protection s'enfoncer dans l'eau pour toucher le seuil de l'abysse. Et depuis, je suis là, assis en tailleur sur cette île de fortune, artificielle. Je réfléchis car je ne sais même pas si je pourrai reprendre ma route. J'avais la petite étoile en tête, j'espère pouvoir la faire entrer à nouveau dans ma cervelle. Et atteindre, enfin, la côte du bout du monde. Après tout, on n'est pas si mal ici. Le courant marin est calme, je ne danse pas trop le tango sur mon couvercle jaune. Au loin, j'aperçois de longs bateaux qui surgissent très lentement de la brume du grand large. Des paquebots, des chalutiers, de partout. Ils sont très nombreux, et tous alignés, presque de façon militaire, me faisant face à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Quelle est leur vitesse ? Bientôt, je ne serai plus le seul point de couleur qui fait défaut à la perfection de l'horizon, en cet endroit sur cette planète. À mon avis, ils auront tout de même du mal à s'arrêter avant moi.

dimanche 12 mars 2017

ABUS DE PESTE


Était-ce un avion, au loin dans le ciel ? Ça en avait tout l’air. Au-dessus du pont métallique de la voie ferrée et des immeubles de cette ville, on pouvait voir la carlingue d’un appareil volant aller féconder la Lune, déjà en cloque et resplendissante cette nuit-là. Elle apportait la seule lumière à ce coupe-gorge qui servait de rue, là où toutes sortes d’événements dramatiques venaient de se produire : crimes racistes, manifestations violentes et bavures policières avaient fini de peindre cet endroit en noir. Moi, je sortais de ce décor sombre et dangereux, direction un tout autre théâtre : comme souvent, j’avais une répétition avec le groupe de danseurs d’IAM. On se donnait rendez-vous en plein milieu du centre commercial, avec la musique qui fédérait les regards des passants. Ce soir-là, l’exercice avait consisté à coordonner deux équipes parmi les prodiges du hip hop, et je m’étais chargé du cours : avec un chronomètre et un interrupteur, faire alterner les mouvements de ceux en blanc, puis de ceux en bleu, toujours à tour de rôle, en fonction des couleurs que ma lumière projetait...


Je ne pensais pas revoir une piste de danse aussi vite. Et pourtant, j’avais été invité au mariage de Mademoiselle L, où bon nombre d’anciens amis et de vagues connaissances nous nous rencontrions, tous sur notre trente-et-un et bougeant au rythme de la musique de fête. J’avais renoué avec beaucoup de fantômes du passé, en effet : l’occasion, par exemple, d’apprendre par la table d’à côté que Monsieur D était absent car il était parti pour un tour du monde. Improbable : lui, si casanier, si fainéant. La nouvelle m’avait amusé.
Je restais un peu à l’écart pendant une sorte de jeu de chaises musicales, fumant une cigarette adossé à un arbre. Je regardais les gens, pensif. Et je n’arrêtais pas de me répéter combien je ne pouvais pas supporter le marié, avec qui j’étais allé à l’école depuis la maternelle jusqu’au collège. Il me souriait hypocritement en s’approchant de moi, un verre à la main. Et dire qu’il épousait Mademoiselle L, pensais-je fort [...].


Peut-être bien que c’était cette noce qui avait donné l’idée à Monsieur V et Mademoiselle D : eux aussi, venaient de sauter le pas, et ils s’étaient mariés peu de temps après. Il n’y avait pas eu de cérémonie mais nous avions, nous les amis intimes, été conviés pour découvrir leur nouvelle demeure. Après avoir obtenu l’adresse et la direction du patelin, je m’y étais rendu avec Mademoiselle A, presque endimanchés. Je lui avais suggéré de porter un t-shirt aux couleurs de l’équipe de basket locale de 1920, chose qu’elle a faite et qui a été du meilleur effet lors de notre arrivée. Oui, deux domestiques blondes et souriantes de mes amis avaient été ravies de ce geste si original et touchant. La chose qui m’avait le plus frappé en découvrant la maison de Monsieur V et de Mademoiselle D, c’était qu’elle ne ressemblait en rien à ce que j’avais imaginé. Elle était hallucinament petite : on eût dit le château que quelque petite fille lilliputienne aurait rêvé d’obtenir pour le confort. On accédait à la pièce principale par une échelle insalubre qui se frayait un chemin dans la pierre à l’étage du dessus. Tous mes membres avaient été mis à l’épreuve lorsque j’étais monté ; contorsionnés, distordus... Nous étions tous réunis autour de Monsieur V et Mademoiselle D, ce monstre à deux têtes cher à mes yeux, heureux de faire s’attabler devant eux leurs amis les plus proches. La cheminée réchauffait la vieille pierre grise digne d’un donjon, alors que le banquet s’apprêtait à être servi. En fait, en guise de banquet, le jeune couple avait préféré nous laisser le choix en nous distribuant les cartes et les menus disponibles ce jour-là. Oui, sans que je n’aie pu comprendre immédiatement, il semblait bel et bien que Monsieur V et Mademoiselle D avaient également acquis les services d’un cuisinier personnel. Mon choix s’orientait plutôt vers des spécialités italiennes, alors que je les voyais heureux, tous les deux : satisfaits, mondains, quelque peu précieux et princiers, et il fallait l’avouer, un brin vaniteux. Je m’étais dit que c’était plutôt légitime lorsque j’ai vu, depuis la salle à manger aussi basse de plafond qu’une taverne médiévale, leur chambre à coucher : ils auraient pu y faire naître leur progéniture et mourir en paix dans cette pièce de conte de fées, avec cet immense lit à baldaquin blanc qui aurait pu être un pays à lui seul.


Il n’y avait rien à dire. J’ignorais absolument tout de leur récente histoire, notamment financière, mais c’était certain, mes deux amis s’étaient parfaitement intégrés à la vie locale. Peut-être un peu trop. On sentait qu’ils étaient déjà quelque peu déconnectés de la réalité, et qu’ils cherchaient à absorber leurs proches dans ce nouveau microcosme. C’est pour cela qu’ils m’ont recommandé, à l’issue du repas, le travail remarquable d’un ouvrier polonais du coin, si je voulais un jour m’installer dans leur village. Question étrange. Non, plus le temps passait, plus j’étais persuadé qu’ils vivaient gratuitement dans cette maison. Puis, à en juger par la susceptibilité de leur servante chinoise, il n’était même pas sûr que leurs employés fussent payés...


En sortant de chez Monsieur V et Mademoiselle D, j’ai rencontré mon père complètement par hasard, près du lac attenant à la propriété de mes amis. Il sortait d’une partie de je-ne-sais quel jeu en plein air, et m’a demandé, hilare, pourquoi j’étais aussi bien accompagné. À mi-chemin entre la gêne et l’agacement, j’ai tourné les talons sans satisfaire sa curiosité.

lundi 30 janvier 2017

SANS R


Je tournais les pages. Sans relâche, de la droite vers la gauche. Et faisais défiler les lignes et les mots, les lettres et les chiffres. Ce papier, vieux et superbement jauni, renfermait tant de choses, tant de cendres. Les pages du manuscrit volaient, allaient et venaient, comme si aucune main n’était là pour mener l’orchestre, cette danse des feuilles, silencieuse. Je tournais les pages en repensant à tout le reste. À ce qu’elles avaient contenu avant, à ce qu’elles vivraient ensuite. En haut de chacune d’elles, au centre, je voyais passer des titres, certains aux accents de punk, certains en anglais, comme ce "Journey to the End" ; il y avait des 146, des V ou des VI, je ne sais plus. Des pages jaunes.


À travers elles, je n’avais aucune difficulté à lire la suite, à imaginer ce qui n’avait pas encore été. Sûr, c’était bien le frère de Mademoiselle J. Impossible de me tromper, avec ses yeux globuleux de poisson ingénieur. Sûr, il avait un impact de pare-brise sur le visage ; ça me fait, d’ailleurs, penser à comment j’ai explosé ma voiture, non-loin de la sienne. Je ne sais pas comment je me suis débrouillé, mais une chose est sûre : si j’avais voulu faire exprès, je n’aurais pas fait mieux. Et après tout, n’avais-je pas fait exprès quand même ? Cette bagnole, après mon méfait, on l’aurait dit broyée par le Léviathan en personne. L’avantage, c’est qu’avec cette gueule-là, avant de prendre feu sur cette route d’automne, elle paraissait être une décapotable, un cabriolet magnifique dans sa déchéance. Et, debout sur la banquette arrière, attachée par une corde à un arbre garé juste là, une femme cherchait désespérément à se pendre.


Sûr, cet épisode avait beaucoup affecté mon médecin. Pour la première fois, il avait rencontré ma mère, et le malheureux lui faisait étalage de tous ses problèmes conjugaux. Assis sur un fauteuil en cuir au beau milieu du salon, portant fièrement — comme toujours — une belle chemise blanche cintrée, il avait très mauvaise mine. Le comble pour un médecin, non ? J’ignore si les mots de ma mère ont eu le moindre impact, mais non, il n’allait pas bien. C’était curieux de le voir parler de sa femme avec autant de tristesse : moi, j’avais toujours pensé qu’il était homo, vous comprenez ? Mais ça n’avait aucune importance. Pas plus que cette vente aux enchères éclatée et inutile, dans cet hôtel de luxe, à laquelle j’ai tenté de participer pour être solidaire de la mesquinerie de mes amis. Seul le bâtiment valait le détour, et son intérieur, avec ses immenses escaliers carrés qui formaient des coursives aérées et des terrasses en forme de casse-tête, chacune dominant avec plus ou moins de hauteur la foule, et une fontaine titanesque. Dans le blanc des murs, j’ai même cru voir apparaître des faces, du trèfle, du pique, du cœur mais pas de carreaux : sans doute un reflet des tapis noirs et bordeaux posés sur le sol.
Sûr, c’est à travers cet endroit que j’ai eu cette vision figée, muette, comme de par le viseur d’un appareil photo : un alcazar désert, sous un Soleil persuasif, laissant deviner des feuilles de cactus d’un vert tendre mais amer. Les quelques agaves discrètes contenaient mes récits passés. Tous, sans exception : ceux pour lesquels l’on avait abattu des arbres, ceux pour lesquels j’ai donné vie à ce manuscrit. Il était presque devenu poussiéreux, en fin de compte. Et c’est là que ça devient drôle, vous voyez : depuis le dos, la couverture a commencé à se détacher... Entièrement. Et le livre continuait de flotter et de n’avoir jamais parlé à qui que ce soit. Et moi, je continuais. Je tournais les pages.